Protection par le droit sui generis des bases de données
Près de deux ans après l'étude réalisée par la Commission Européenne pour l'évaluation de la directive 96/9 /CE soulevant la question de son abolition en raison des incertitudes juridiques qu'elle créerait, cet arrêt met en œuvre le régime juridique, de manière claire et didactique, et redonne ainsi une certaine vigueur au droit sui generis des producteurs de bases de données.
Suite à un traité d'apport partiel d'actifs du 28 juin 2011 conclu avec la société SCM France (devenue Schibsted France), la société LBC France exploite le site Internet "leboncoin.fr" sur lequel peuvent être publiées des petites annonces en ligne, notamment immobilières, répertoriées et classées par régions, ainsi que par catégories. La société Entreparticuliers.com exploite un site Internet qui propose aux particuliers un service d'hébergement d'annonces principalement immobilières. Dans le cadre de son activité, cette dernière a souscrit à un service de pige immobilière auprès d'un prestataire, qui collecte et transmet quotidiennement à ses abonnés professionnels les nouvelles annonces immobilières publiées par les particuliers, notamment en ligne.
Estimant que la mise en œuvre de ce procédé constituait une extraction totale, répétée et systématique des propriétés de la base de données de son site Internet dont de nombreux utilisateurs s'étaient plaint, la société LBC a invoqué un constat d'huissier du site "entreparticuliers.com" relatif à la proportion d'annonces sélectionnées de manière aléatoire. La société LBC a alors assigné la société Entreparticuliers.com en interdiction de ces pratiques et en réparation du préjudice subi, sur le fondement de l'atteinte au droit sui generis des producteurs de bases de données des articles L. 341-1 et L.342-2 du code de la propriété intellectuelle.
Le Tribunal de Grande Instance de Paris a fait droit à ses demandes : le tribunal a considéré que (i) le site "leboncoin.fr" constituait une base de données au sens de l'article L.112-3 du code de la propriété intellectuelle dont la société LBC France est le producteur, et qu'en procédant à l'extraction ou à la réutilisation répétée et systématique de parties qualitativement ou quantitativement substantielles du contenu de la base de données LBC, la société Entreparticuliers.com avait porté atteinte à son droit de producteur de la base de données.
En appel, outre la demande d'irrecevabilité des demandes formulées par LBC France pour la sous-base de données "immobilier", la société Entreparticuliers.com a tenté de dénier à LBC France les deux critères essentiels à la reconnaissance du droit des producteurs de bases de données que sont l'initiative et le risque pris par le producteur et l'investissement financier, matériel ou humain substantiel.
En outre, ils ont nié toute extraction ou réutilisation des données litigieuses. Le tribunal n'a pas été d'accord.
La qualité du producteur de la base de données et de la sous-base de données
L'article L. 341-1 du Code de la propriété intellectuelle définit le producteur de base de données comme "la personne qui prend l'initiative et le risque des investissements correspondants". En l'espèce, la société Entreparticuliers.com contestait la qualité de producteur de base de données de la société LBC France, au motif que la société LBC France n'aurait pris aucune initiative, ni couru le moindre risque dans la production de la base de données, puisqu'elle avait été constituée par la société SCM France avant l'immatriculation de LBC France. La société Entreparticuliers.com prétendait que la société LBC France avait un rôle purement technique, automatique et passif, qui serait incompatible avec celui d'un producteur de base de données.
Le tribunal réfute cet argument et considère que bien que la base de données ait été créée par une autre société, tous les risques ont été assumés et tous les investissements y afférant ont été supportés par la société LCB France depuis août 2011 suite à la conclusion d'un traité d'apport partiel d'actif. Par ailleurs, le tribunal affirme que la qualité d'hébergeur de la société LCB France n'est pas incompatible avec la protection du droit sui generis du producteur de base de données puisque les opérations de vérification des annonces effectuées lors de la constitution de la base de données et de son exploitation peuvent être établies. En conséquence, le tribunal considère que la société LCB France peut se prévaloir de la qualité de producteur de base de données selon l'article L. 341-1 du code de la propriété intellectuelle, à condition de justifier d'un investissement substantiel.
Ainsi, plusieurs propriétaires peuvent revendiquer la protection par le droit d'un producteur de base de données sur une même base dès lors qu'ils peuvent démontrer que chacun d'entre eux a réalisé des investissements substantiels sur cette base. En outre, il n'y a pas d'incompatibilité entre la qualité d'hébergeur et celle de producteur de bases de données.
Si la qualité d'hébergeur au sens de l'article 6-I-2 de la loi du 21 juin 2004 implique qu'il exerce un rôle "neutre, et que son comportement est purement technique, automatique et passif, impliquant l'absence de connaissance ou de contrôle des données qu'il stocke", ce rôle n'exclut pas les opérations de vérification destinées "à assurer la fiabilité des informations contenues dans la base de données, au contrôle de l'exactitude des éléments recherchés, lors de la constitution de cette base de données ainsi que pendant sa période d'exploitation".
Au contraire, la protection des bases de données par le droit sui generis serait probablement exclue si la société LBC France avait joué un rôle actif lors de la création de la base de données, puisque la protection est exclue lorsque les opérations de vérification sont effectuées "pendant la phase de création d'éléments recueillis ultérieurement dans une base de données ne relèvent pas de cette notion".
Un investissement financier, matériel ou humain important
Outre la qualité de producteur, la protection par le droit sui generis offerte par l'article L. 341-1 du Code de la propriété intellectuelle repose sur la notion d'investissement : le producteur "bénéficie de la protection du contenu lorsque sa constitution, sa vérification ou sa présentation atteste d'un investissement financier, matériel ou humain substantiel". En application de ce texte, l'investissement doit être apprécié à plusieurs niveaux.
En l'espèce, le juge examine successivement si la constitution, la vérification ou la présentation du contenu de la base de données atteste effectivement d'un investissement financier.
Investissements liés à la constitution du contenu de la base de données
En premier lieu, l'investissement substantiel peut être lié à l'obtention du contenu de la base de données. Comme le relève la Cour, la CJUE a clarifié la notion d'investissement lié à l'obtention du contenu de la base de données dans quatre arrêts rendus le 9 novembre 2004.
Ainsi, la CJUE a indiqué que "la notion d'investissement lié à l'obtention du contenu d'une base de données doit être comprise comme visant les moyens consacrés à la recherche d'éléments existants et à leur rassemblement dans ladite base". L'investissement substantiel à prendre en considération est donc distinct des "moyens mis en œuvre pour la création des éléments constitutifs d'une base de données".
Le tribunal a considéré dans cette affaire que les éléments produits par la société LBC France - à savoir les investissements en communication et les investissements pour le stockage des contenus - constituent "des investissements financiers, matériels et humains, qui contribuent à la collecte des données et permettent leur tri et leur stockage afin de favoriser leur accessibilité lors de leur mise en ligne". Ils méritent donc d'être pris en compte au titre de l'article L. 341-1 du code de la propriété intellectuelle.
Investissements liés à la vérification du contenu de la base de données
L'investissement substantiel peut alors être réalisé pour vérifier le contenu de la base de données. La notion d'investissement lié à la vérification du contenu doit donc, selon le tribunal adoptant l'interprétation donnée par la CJUE, "être comprise comme visant les moyens consacrés, afin d'assurer la fiabilité des informations contenues dans la base de données, à vérifier l'exactitude des éléments recherchés, tant pendant la constitution de cette base de données que pendant la période d'exploitation de celle-ci". L'investissement substantiel à prendre en considération est donc distinct des contrôles liés à la création des données.
En l'espèce, le tribunal a considéré que la société LBC France avait réalisé un investissement substantiel concernant la vérification du contenu de la base de données et de la sous-base de données, consistant en la mise en place d'équipes techniques composées de salariés et de prestataires exerçant des activités de modération et de signalement, notamment par le biais d'un support logiciel.
Investissements liés à la présentation du contenu de la base de données
Enfin, l'investissement substantiel peut résider dans la présentation du contenu de la base de données. Dans ce contexte, l'investissement correspond aux "moyens destinés à donner à ladite base de données sa fonction de traitement de l'information, à savoir ceux qui sont consacrés à la disposition systématique ou méthodique des éléments contenus dans cette base de données ainsi qu'à l'organisation de leur accessibilité individuelle".
En l'espèce, la cour a considéré que la société LBC France justifiait d'investissements importants concernant la présentation de la base de données et de la sous-base de données, en raison de la mise en place d'une équipe et du recours à des prestataires chargés de la définition, de la maintenance et de l'élaboration des règles de catégorisation.
L'analyse successive des investissements financiers, matériels et humains réalisés par la société LBC France concernant la constitution, la vérification et la présentation de la base de données a permis au tribunal de conclure qu'ils sont "substantiels au sens des articles L. 341-1 et L. 342-5 du code de la propriété intellectuelle, en raison de leur nature et de leurs montants". Elle a donc confirmé le jugement selon lequel le site "leboncoin.fr" constituait une base de données protégeable par le droit d'auteur. Par ailleurs, la cour a considéré que la société LBC France justifiait d'investissements spécifiques dans la constitution de la sous-base de données "immobilier", liés notamment à l'achat d'un site d'annonces immobilières en ligne, lui permettant ainsi de bénéficier de la protection par le droit sui generis.
La distinction des différents types d'investissements par le tribunal fait suite à l'arrêt "Ouest France" rendu par la Cour de cassation en 2009 à la lumière des décisions du 9 novembre 2004 de la CJUE11. Depuis cet arrêt, les juges français vérifient que les critères posés par la jurisprudence européenne sont rigoureusement respectés. Comme rappelé précédemment, la Cour de justice considère notamment que les investissements consacrés à la création des données ne sont pas pertinents pour déterminer l'éligibilité d'une base de données à la protection par le droit sui generis. Par conséquent, le droit sui generis ne permet pas de protéger les bases de données dites " spin-off ", c'est-à-dire celles qui sont le seul résultat d'une activité principale, ce qui a un impact considérable sur l'économie des données et pose la question d'une clarification du droit sui generis.
Par ailleurs, il est intéressant de mettre en perspective la présente affaire avec l'arrêt " Ouest France " précité, puisque ces deux arrêts sont rendus dans le domaine des annonces immobilières. Dans l'arrêt " Ouest France ", la Cour de cassation avait en effet donné raison à la Cour d'appel pour avoir décidé que la société ayant créée le site ouestfrance.com sur lequel sont publiées des annonces immobilières ne pouvait bénéficier des dispositions relatives au droit sui generis en l'absence d'investissements substantiels dans la constitution, la vérification ou la présentation du contenu de la base de données : " après avoir tout d'abord constaté que les investissements invoqués, s'ils étaient significatifs, concernaient également d'autres secteurs que celui de l'immobilier et d'autres entités, de sorte qu'ils ne pouvaient être affectés au seul secteur de la base de données, l'arrêt relève que cette dernière est constituée d'annonces formalisées par la société Precom lors de leur saisie aux fins de publication et selon les indications que les annonceurs ont été invités à fournir pour permettre leur utilisation et leur classement, qu'aucune vérification du contenu de ces annonces, sauf illégalité ou incohérence manifeste, n'est et ne peut être effectuée, ladite société n'étant pas habilitée à le faire " ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations démontrant que les moyens consacrés par la société Precom pour l'établissement des annonces immobilières publiées dans les différentes éditions du journal Ouest France ne correspondaient pas à un investissement lié à la constitution de la base de données dans laquelle elles étaient intégrées mais à la création des éléments constitutifs du contenu de cette base et à des opérations de vérification purement formelles lors de cette phase de création ". De même, dans un arrêt " Seloger.com " rendu en 2015 également relatif à des annonces immobilières, la Cour de cassation a cassé l'arrêt d'appel au visa de l'article 455 du code de procédure civile pour avoir déterminé " par un motif qui ne permet pas de définir s'il considérait que les investissements liés à la collecte de données et à leur diffusion, telles que collectées, relevaient de la création des éléments constitutifs du contenu de sa base de données et ne devaient donc pas être pris en considération ou si, au contraire, ils faisaient partie des investissements "spécifiques" dont la société Pressimmo devait apporter la preuve pour justifier de la protection qu'elle demandait".
En caractérisant les investissements substantiels de la société LBC France dans la constitution, la vérification ou la présentation du contenu de la base et de la sous-base de données et non dans la création des éléments constitutifs du contenu de cette base, la cour d'appel de Paris répond ainsi aux exigences posées par la CJUE et la Cour de cassation pour déterminer l'éligibilité d'un stock de protection des données au titre du droit sui generis.
Extraits et réutilisations substentiels du contenu d'une sous-base de données
L'article L.342-1 du Code de la propriété intellectuelle donne au producteur de bases de données le pouvoir d'interdire deux types d'actes : l'extraction ou la réutilisation d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d'une base de données.
En application du code, l'extraction est réalisée " par le transfert permanent ou temporaire de la totalité ou d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d'une base de données sur un autre support, par tout moyen et sous toute forme ". Comme le rappelle la Cour dans l'arrêt commenté, la CJUE précise que l'extraction correspond " au transfert d'une partie substantielle, évaluée qualitativement ou quantitativement, du contenu de la base de données protégée ou à des transferts de parties non substantielles qui, par leur nature répétée et systématique, auraient conduit à reconstituer une partie substantielle de ce contenu ". La preuve de l'extraction peut être fondée sur la constitution d'un faisceau d'indices concordants.
La réutilisation est réalisée " par la mise à disposition du public de la totalité ou d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base de données, quelle qu'en soit la forme ". La CJUE, citée par le tribunal, a pu préciser que la réutilisation " se caractérise par une série d'opérations successives, allant de la mise en ligne des données concernées sur ledit site aux fins de leur consultation par le public, à la transmission de ces données aux membres du public intéressés ".
Enfin, les interdictions prévues à l'article L.342-1 du Code de la propriété intellectuelle impliquent que l'extraction ou la réutilisation porte sur une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d'une base de données. A ce titre, la CJUE considère que la notion de " partie substantielle " appréciée quantitativement doit être appréciée au regard du volume de données extraites et/ou réutilisées de la base de données par rapport au volume total de celle-ci. Parallèlement, elle considère que la notion de " partie substantielle " appréciée qualitativement doit être appréciée par rapport à l'importance de l'investissement lié à la constitution, la vérification ou la présentation du contenu de l'objet de base de l'extraction ou de la réutilisation.
En l'espèce, la société LBC soutenait que la société Entreparticuliers.com se livrait à des extractions et réutilisations qualitativement substantielles de sa base de données et de sa sous-base de données " immobilier ", tant en raison du contrat conclu par cette dernière avec son prestataire que de l'extraction avec indexation des annonces pratiquées. Au contraire, Entreparticuliers.com soutenait qu'elle n'avait ni extrait ni réutilisé les données.
Le tribunal a considéré, au vu d'un faisceau d'indices concordants, que la société Entreparticuliers.com avait bien procédé à l'extraction et à la réutilisation d'une partie qualitativement substantielle du contenu de la sous-base de données " immobilier " de la société LBC France, justifiant sa condamnation à cesser ces actes et à réparer le préjudice subi par la société LBC France.
L'arrêt rendu par la cour d'appel confirme donc la protection par le droit sui generis des sous-bases de données. La CJUE a en effet affirmé dans l'arrêt Apis-Hristovitch qu'un " sous-groupe " d'une base de données pouvait être éligible à la protection par le droit sui generis sous réserve de remplir les conditions énoncées à l'article 7, paragraphe 1, de la directive 96/9 - c'est-à-dire à condition de démontrer un investissement qualitativement ou quantitativement substantiel dans la constitution, la vérification ou la présentation de la sous-base de données. Dès lors qu'une sous-base de données est éligible à la protection par le droit sui generis, le volume des éléments prétendument extraits et/ou réutilisés de cette sous-base de données doit alors être comparé au volume du contenu total de cette sous-base de données pour être considéré comme portant sur une partie quantitativement substantielle. En l'absence de protection de la sous-base de données, le volume des éléments extraits et / ou réutilisés doit être comparé au volume de la base de données totale.
La protection éventuelle d'une sous-base de données sur la base du droit sui generis est donc confirmée par cet arrêt. Cette décision condamne également une pratique de plus en plus répandue sur Internet, le web scraping, qui consiste à extraire le contenu de sites web, via un script ou un programme, afin de le réutiliser dans un autre contexte, tel que le référencement. Cependant, les informations accessibles sur l'internet ne sont pas nécessairement librement réutilisables. Outre les mécanismes contractuels liés aux conditions générales d'utilisation du site, elles peuvent également être protégées par le droit de la propriété intellectuelle sur la base du droit sui generis des producteurs de bases de données.
Charles Bouffier, avocat conseil et Antoine BOULLET, avocat chez August Debouzy
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